La tradition du Jazz, l'innovation, et le fossé des générations

Je traduis ici — avec sa permission — l'article que mon ami et mentor, Miguel Zenón a publié sur le site américain du Huffington Post et qui apporte une nouvelle pierre à un débat et des questions maintes fois abordés ici.



« Le jazz n’est pas ma musique »

Ce fait m’est apparu tôt, assez tôt pour que, ambitieux jeune homme de 18 ans, je réalise que ma nouvelle obsession pour Charlie Parker, Miles Davis et John Coltrane ne suffirait pas. Que pour un jour pouvoir jouer cette musique, je devrais me connecter à sa tradition, son histoire, son développement. Je devrais m’immerger dans ce langage afin de le comprendre et l’assimiler. Immersion, imitation et assimilation : tel fut mon procédé, non seulement avec le jazz, mais avec toutes les musiques.

En tant que professeur, un de mes plus gros défi est de faire comprendre cette approche à mes élèves, la même que mes professeurs les plus éminents n’ont eu de cesse de m’inculquer. « Sois certain d’avoir les fondations avant de commencer à bâtir », « apprends à marcher avant de courir », et un nombre incalculable de métaphores qui disent à peu près toutes la même chose : Tu dois étudier la tradition pour développer une personnalité de musicien de jazz. Globalement, j’ai observé que la génération actuelle des aspirants musiciens de jazz ne semble pas partager mes convictions. Ils semblent plus au fait de l’état du présent de la musique que de son passé, et veulent prendre part à ce qui se fait aujourd’hui. C’est entendu, la majorité des étudiants avec lesquels je travaille font la moitié de mon âge, et de ce fait, un conflit de génération explique peut-être cela, mais j’ai du mal à le croire. Les choses ont-elles à ce point changé en seulement 20 ans ? Le fossé est-il réellement si profond ?

Je repense à ce que furent mes priorités quand j’étais jeune étudiant à la fin des années 90 : travailler mon instrument, relever des solos, apprendre des morceaux, jouer avec mes pairs, et écouter le plus possible de disques. Je travaillais parce que je voulais que mon instrument soit le vecteur de mes idées et non un frein. Je relevais parce que c’était la façon la plus efficace d’acquérir le langage du jazz et de renforcer ma connaissance pratique de l’harmonie. Apprendre des morceaux et multiplier les sessions étaient évident pour moi parce que le jazz est une musique collective par nature. Plus mon répertoire était vaste, plus facilement j’allais me connecter aux autres musiciens.

Dans l’ensemble, je ne retrouve pas ces priorités chez mes jeunes étudiants. Le relevé de solo, par exemple, ne fait pas partie intégrante de leur routine. Au lieu de cela, le besoin d’assimiler le langage du jazz est remplacé par le désir de développer une personnalité musicale à un stade précoce. Il n’y a pas beaucoup d’attention accordée au répertoire traditionnel du jazz non plus, l’accent étant plutôt mis sur l’écriture d’une musique originale et même l’enregistrement de disques en tant que leader (des considérations qui ne m’ont jamais traversé l’esprit à leur âge). Une fois de plus, l’attention ici est portée massivement sur ce qui nous entoure (et potentiellement ce qui est à venir) plutôt que sur ce qui nous a précédé.

Pourtant apprendre de nos aînés n’est pas un concept nouveau. Si on jette un regard rapide sur l’histoire, on notera qu’une grande majorité des musiciens que nous admirons (en jazz comme dans n’importe quel genre de musique) furent inspirés par la musique qui les a précédés, et qu’ils ont développé leurs personnalités à partir de ces influences. « Rien ne provient de nulle part », ce dicton que j’ai entendu maintes fois ne m’a jamais semblé plus vrai.

Comme souvent, il y a une autre approche, à l’opposée de celle que je viens d’exposer. J’ai toujours été sceptique avec l’idée que les choses se dégradent, que c’était mieux avant. Certains de mes pairs se réfèrent sans arrêt au passé pour constater combien c’était si bien « à l’époque »  (en général entre 10 et 40 ans en arrière), et je détesterai tenir ce discours. Je vais essayer d’ajuster ma vision et penser les raisons potentielles qui expliquent ce fossé de génération.  

Pour commencer, le monde du jazz change en permanence et rapidement. Il est sans aucun doute très différent aujourd’hui de ce qu’il était il y a 20 ou même 10 ans. Par conséquent la génération des nouveaux aspirants ne fait que s’ajuster au monde qui l’entoure. Pour la plupart des jeunes musiciens, décrocher un engagement à forte visibilité est presque impossible, en grande partie parce que ces engagements n’existent plus. Il est loin le temps des Art Blakey, Betty Carter, Elvin Jones, et autres légendes du jazz qui avaient coutume d’engager des jeunes musiciens et dont les groupes étaient devenus des rites de passage pour certains des figures du jazz d’aujourd’hui. Les musiciens plus âgés adoptent souvent une autre formule : au lieu de groupes, ils ont des « projets », ou des ensembles qui correspondent à des enregistrements spécifiques et qui seront remplacés par un autre ensemble au prochain enregistrement. En outre, il y a peu de groupe qui tournent dans le monde du jazz, et ce sont des formations déjà constituées du même personnel depuis longtemps. Dans ce contexte on peut comprendre qu’au lieu de briguer un poste (qui n’existe pas) dans un groupe important, les jeunes musiciens soient davantage tentés de former leurs ensembles, d’enregistrer leur disques en tant que leader, et de créer leur propre environnement pour jouer et développer leur idées.  

De l’autre côté du spectre, les forces qui existent dans le monde du jazz — pas les musiciens eux-mêmes, mais la majorité de la presse, et par extension, la plupart des promoteurs du jazz — semble se concentrer sur la « personnalité » au détriment des « compétences ». Bien des figures les plus célébrées aujourd’hui ne sont pas nécessairement des « instrumentistes » accomplis, des artistes qui se sont construits d’abord en tant que sideman avant de développer leurs propres personnalités comme compositeurs ou leaders, mais des « conceptualistes », des musiciens qui développent une personnalité rapidement et de façon indépendante, qui sont aussi à l’aise à monter des dossiers de subventions que lorsqu’il s’agit de monter sur scène. De fait, directement ou indirectement, le monde du jazz encourage les jeunes musiciens à développer une personnalité très tôt, à conduire leur carrière avec une mentalité du fait-maison, et à être plus en accord avec ce qu’il les entoure que ce qui fut la réalité de leurs ainés. 

Cela étant dit, se pourrait-il que cette génération ne néglige pas le passé mais simplement réagisse aux circonstances avec lesquelles elle doit composer ?

J’ai la chance de pouvoir régulièrement interagir avec des jeunes étudiants incroyablement talentueux, autant au New England Conservatory (Boston) où j’enseigne depuis huit ans, que dorénavant dans d’autres institutions. Pendant nos échanges, j’insiste sur le fait que le parcours qui a conduit au musicien que je suis devenu aujourd’hui n’est pas la voie, mais une voie — directement liée à ma personnalité et mes expériences. Je ne doute pas que la jeune génération de musiciens forgera son propre chemin, et qu’elle trouvera sa propre manière de connecter la tradition de cette musique avec le présent. Le jazz, d’une façon ou d’une autre, deviendra sa musique. Et j’ai hate en ce qui me concerne de voir ce que le futur lui reserve, pour cette musique, et pour nous tous.

Miguel Zenón

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